Introduction : Héritée de Socrate surtout, dans sa configuration notionnelle la plus profonde, la brachylogie a vu étouffer son potentiel philosophique au profit d’un usage procédural au sein de la rhétorique. C’est un peu contre cette sorte de seconde mort de Socrate que Mansour M’henni a initié, en 2012, le concept de « Nouvelle Brachylogie », dans la perspective d’une ouverture pluridisciplinaire et d’une réactualisation adaptée au monde moderne. Fondée sur l’esprit de conversation, avec ses deux volets de brachypoétique et de brachylogie générale, la Nouvelle Brachylogie se voudrait une méthode d’approche du discours, une science des microstructures et une pensée interrogative de l’être en démocratie.

Mansour M’HENNI est Professeur émérite de Langue et Littératures françaises et francophones, à l’Université Tunis El Manar (Tunisie). Poète, romancier, essayiste, traducteur et homme des médias et des associations, il est auteur de 4 études littéraires, de deux essais, de 6 recueils de poésie, d’un recueil de nouvelles, d’un récit et d’un roman, La Nuit des mille nuits ou le Roi des Pendus (2012), qui a obtenu le Prix littéraire International Kateb Yacine, en janvier 2014. Il a dirigé aussi plusieurs publications collectives. Il est également le directeur fondateur et responsable de Conversations, la revue des études brachylogiques, et de la revue Thétis, revue de la culture et des arts méditerranéens.

Le présent entretien a été réalisé avec lui pour les besoins de la première thèse de doctorat s’inscrivant dans l’approche brachylogique[1], et soutenue en juin 2019 à l’Université Ibn Tofaïl de Kénitra (Maroc).

 

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MS. –  Tout d’abord, nous tenons à vous remercier M. M’henni de nous avoir résolu un problème au cours de ma recherche dont le début a coïncidé avec la (re)naissance de cette nouvelle approche des textes littéraires et autres. Pourquoi Socrate est-il nécessairement de « retour » ?

 

¤¤¤ MM. – Je crois que Socrate, tel que perçu par la pensée brachylogique et pas seulement par elle, est en éternel retour, comme un mythe. Car tout ce qui concerne semble revêtir un caractère mythique, avec aussi pour cet effet essentiel qui, dans le mythe, nous met face aux interrogations essentielles, et à la plus importante d’entre elles, sans doute, la question existentielle. Il faut croire aussi que Socrate a conclu son destin de façon à le laisser ouvert sur l’imminence du retour. En effet, en acceptant de boire la ciguë pour donner état de fait à sa condamnation à mort abusive, il a fait de sa mort un impératif d’interrogation, s’imposant à chaque fois qu’un certain soupçon tourne autour de deux notions centrales de l’existence humaine, celle de vérité et celle de démocratie.  

 

MS. – Étant donné notre champ d’investigation, à savoir le fragment, comment appréhendez-vous les « formes brèves » et, toutes nuances gardées, les « genres courts », depuis votre angle de vue brachylogique ?

 

¤¤¤ MM. – J’avoue avoir été conduit vers la notion de brachylogie par un long travail et une profonde réflexion sur les formes brèves du discours, tous genres confondus et toutes distances gardées entre la notion de forme et celle de genre, malgré leurs croisements faisant qu’on parle aussi de « genres brefs », du fait peut-être qu’en français le substantif « brièveté » couvre aussi bien le sens de « bref » que celui de « court ». Récemment d’ailleurs, le néologisme « courtesse » gagne en usage auprès de certains spécialistes de la question.

De fait, la distinction entre le bref et le court serait en rapport à la référence temporelle pour le premier et à la référence spatiale pour le second/ Toujours est-il que l’emploi ne tranche pas sur ce point, sans doute justement parce que les deux notions ont plus de points de consonance que de points de dissonance. Quant au fragment, c’est toute une autre histoire, comme vous le savez puisqu’il est au centre de vos recherches.

 

MS. – Brachylogie et rhétorique : à votre avis, cette dichotomie est-elle de nature conflictuelle ou oserons-nous dire complémentaire et cohérente? Surtout, en remontant à la source de la brachylogie comme concept autonome s’opposant à la macrologie et, à travers celle-ci, à la rhétorique.

 

¤¤¤ MM. – Le rapport entre la brachylogie et la rhétorique ne peut se penser qu’à partir d’un conflit de base que plus de deux millénaires et demi n’ont rendu que plus profond en forçant la logique philosophique pour réprimer et essayer de gommer les différences. On le sait, Socrate est sorti de l’école des sophistes et c’est pourquoi certains commentateurs préfèrent le considérer comme un grand sophiste. En fait, c’est d’avoir traversé l’école des sophistes avec l’esprit qui est le sien, qu’il a pu en déceler le vice, en démonter les rouages et en dévoiler le principe manipulateur de son fonctionnement. Il est évident que cela n’empêche pas de la reconnaître comme une grande école de philosophie, celle qui a créé la rhétorique en tant que discipline, et de lui reconnaître surtout l’ingéniosité de monter leur sophisme en tant que mode de raisonnement qui est sans doute l’ancêtre du syllogisme aristotélicien. Aristote a opposé le syllogisme au sophisme. Nous croyons que Socrate, qui n’a pas développé une pensée conceptualisée, a esquissé les bribes d’une pensée innovante autour de la brachylogie pour l’opposer à la rhétorique des sophistes. C’est sur cela que nous avons travaillé.

Maintenant, pour l’opposition entre brachylogie et macrologie, nous pensons qu’elle sert l’objectif rhétorique d’ôter à la brachylogie la nature philosophique que Socrate lui a trouvée. Mais logiquement, ce qui s’oppose à la macrologie, c’est la micrologie et non la brachylogie. L’essentiel pour nous est que, face aux sophistes qui ont voulu faire de la rhétorique toute la philosophie et qui y ont intégré la brachylogie comme un simple procédé, Socrate à ébauché une autre philosophie autour de la notion de brachylogie et a laissé à la postérité le soin de la (re)penser profondément et de la conceptualiser.

 

MS. – Pourquoi considérez-vous que le fragmentaire soit l’affaire de la rhétorique et que le fragmental soit plutôt lié à la Brachylogie ?

 

¤¤¤ MM. – Il faudrait sans doute rester concentré sur la nuance. En effet, je crois avoir avancé une telle assertion au début de la réflexion de conceptualisation, mais davantage dans l’esprit d’interrogation que dans celui de l’affirmation d’une vérité arrêtée et immuable. Ce qu’il importe de souligner, à la suite d’ailleurs de plusieurs autres poéticiens, c’est que le fragmental porte l’intention d’une construction, au-delà même de toute déconstruction apparente et que, de ce fait, il est une invitation à la conversation.

 

MS. – Ne croyez-vous pas que le concept de « Nouvelle Brachylogie » tel que vous l’avez initié diffère tout de même de son sens initial, dit socratique dans la mesure où il s’agit de retour et non pas de « résurrection » ?

 

¤¤¤ MM. – Je le disais : Socrate n’a pas cherché à édifier, et encore moins à systématiser une pensée de la brachylogie. Avec la pédagogie qui lui est propre, disons « la maïeutique » pour faire comme tout le monde, il a semé dans l’emploi du mot des bribes de réflexions à même de poser les jalons d’une pensée appropriée à sa façon de voir. Il ne s’agit donc, pour nous, ni de ressusciter Socrate ni de faire figure d’un Socrate moderne. Ainsi, Le Retour de Socrate est tout simplement le rappel d’une pensée embryonnaire qui nous semble porteuse d’une vraie philosophie de l’homme et du langage et qui nous paraît trouver dans le fonctionnement du monde moderne les conditions de sa réhabilitation.

 

MS. – La Nouvelle Brachylogie ne concerne-t-elle pas également, surtout dans sa dimension portant sur la « poétique », les textes et les discours « longs » ?

 

¤¤¤ MM. – Sans aucun doute. Et c’est pour cela qu’il convient de se méfier de toute tendance à confondre la brachylogie avec la brièveté et la brachypoétique avec la poétique des formes brèves, même si la brièveté reste un des éléments fondamentaux de la poétique brachylogique. Ainsi, la brachylogie du discours se reconnaîtrait plus à son initiation de l’esprit de conversation, qui reste son pari essentiel et sa principale gageure.

 

MS. – En lançant ce concept à la fois ancien et nouveau, avez-vous senti une certaine résistance ou encore une réserve chez certains chercheurs et collègues ?

 

¤¤¤ MM. – C’est inévitable. Toute nouveauté provoque certaines réticences, surtout quand elle invite à repenser autrement notre rapport à une tradition aristotélicienne de deux millénaires et demi. Aristote a beau s’opposer aux sophistes, il n’en a pas moins confirmé la rhétorique sur le trône de la commande des discours et annexé la brachylogie à la fonction procédurale au service de la rhétorique. Ainsi, rhéteurs et rhétoriciens ne peuvent être que méfiants et sceptiques. Certains d’entre eux, peu nombreux heureusement, ont pris la chose d’un point de vue conflictuel, se sentant comme envahis sur un terrain dont ils se reconnaissent la propriété et la maîtrise exclusive. D’autres au contraire, plus portés sur l’interrogation sereine, ont accueilli le concept avec la curiosité scientifique intellectuelle qui marque le rapport intelligent à toute chose. Avec le temps, trop court encore, d’aucuns se sont engagés dans le projet et continuent avec beaucoup d’enthousiasme et d’implication, tandis que d’autres préfèrent continuer leur petit bonhomme de chemin conformément à la tradition rhétorique, en biaisant de temps en temps du côté du nouveau concept et du champ de recherche qu’il a ouvert.

D’ailleurs, dans l’ensemble des équipes travaillant sur la nouvelle brachylogie, des collègues préfèrent prendre le temps de s’imbiber de la pensée au niveau brachypoétique, avant de s’engager pleinement dans le volet de la brachylogie générale. Nous pensons qu’il n’y a pas de mal à cela puisque les deux volets (celui de la brachyoétique et celui de la brachylogie générale) sont inséparables. Ainsi, on fonctionnant dans l’un, on est forcément dans l’autre aussi, même sans le savoir. Cependant, ce à quoi il conviendrait de rester attentif, c’est de retomber systématiquement dans l’analyse rhétorique classique en croyant faire de l’analyse brachypoétique.  

 

MS. – En parcourant quelques articles écrits dans l’optique brachylogique, il nous a semblé que le concept est souvent « réduit » à la poétique du bref. Qu’en pensez-vous ?

 

¤¤¤ MM. – Vous faites bien de nous ramener de nouveau à cette question. L’association systématique de la nouvelle brachylogie à la notion de brièveté est certes explicable, mais à un certain moment, elle a été tellement abusive qu’elle a failli ramener le concept à une stylistique de l’ellipse ou à une réflexion spécifique sur la brièveté.

Les grands penseurs de la brièveté ont adopté une attitude mesurée et calculée à l’égard du nouveau concept. Il y en a qui s’étaient déjà détournés de la question de la brièveté pour s’occuper d’autre chose, je pense surtout à Alain Montandon. Il y en a aussi qui ont préféré continuer leur réflexion exclusive sur la brièveté, surtout que la plupart des universitaires s’y mettent, tout en exprimant leur appréciation du concept de Nouvelle Brachylogie pour l’articulation qu’il établit entre l’esprit de conversation et l’idée de démocratie. Là je pense surtout à Gérard Dessons.

C’est d’ailleurs pour cela qu’à la fin du mois d’août 2018, ma conférence inaugurale du colloque d’Abidjan sur « Esthétique et éthique de la brièveté dans les créations contemporaines. Approches brachypoétiques» a eu comme titre « La Nouvelle brachylogie n’est pas (seulement) la brièveté : proximité n’est pas identité » (Actes publiés en janvier 2019 à Abidjan). J’y explique encore une fois que la brièveté, tout importante qu’elle est, n’est qu’une composante de la pratique brachylogique où la conversation tient lieu de pilier central. C’est que la brièveté est adjuvant essentiel, voire une des conditions essentielles, dans la pratique conversationnelle. 

 

MS. – Quelles frontières existent-elles entre Brachylogie et éthique ?

 

¤¤¤ MM. – Le propre de la Nouvelle brachylogie est de se concevoir comme une éthique, mais peut-être faudrait-il la percevoir comme un degré zéro d’éthique, comme un juste nécessaire mais non suffisant de valeurs à même d’informer d’un vivre-ensemble aspirant à l’idéal démocratique. On sait toutes les bifurcations de la réflexion éthique ; mais la dimension éthique de la Nouvelle Brachylogie se résumerait peut-être à quelques valeurs de base, croisées et complémentaires : l’égalité, le respect et la relativité. Cela nous ramènerait peut-être à l’idée de vertu, congénère de la pensée éthique, à repenser comme une philosophie du vivre-ensemble.  

 

MS. – La Nouvelle Brachylogie ne serait-elle pas quelque part une éducation à la citoyenneté et à l’engagement dans la « chose publique » ?

 

¤¤¤ MM. – Justement. La transition est ainsi établie. Du point de vue de la Nouvelle Brachylogie, si la chose est « publique », c’est qu’elle concerne tout le monde et qu’elle est du regard de chacun. De ce fait la citoyenneté ne saurait se concevoir que comme un devoir et un droit de chacun, également, à s’impliquer dans la gestion de la chose publique. C’est cette implication qui serait son engagement, conçu comme une contribution à sauvegarder ce que nous avons défini comme l’éthique du vivre-ensemble et ses valeurs fondamentales d’égalité, de respect et de relativité. L’engagement n’est plus pour une idéologie arrêtée, mais par une sorte d’autogestion de la société par tous ceux qui la composent. Les choix sont donc arrêtés de la façon la plus consensuelle, après une conversation à leur propos marquée par l’échange et l’écoute libres et sincères, et surtout par la prédisposition de chacun à relativiser ou à réviser ses idées de départ au contact de celles des autres. Il n’y aurait donc plus une intelligence supérieure habilitée à penser et à décider pour les autres, il y aurait juste une pensée commune synthétisant la vérité la plus plausible, dût-elle demeurer provisoire, issue d’un esprit et d’une pratique de conversation généralisés.

Idéalisme de premier degré, diraient-on ? Oh que non ! Cela dépendra seulement de la façon dont une société choisit d’être et de (se) faire. Vous parlez fort justement d’une « éducation à la citoyenneté », mais il conviendrait que cette éducation ne soit pas une machine à fabriquer des citoyens sur mesure ou sur commande et qu’elle soit plutôt un apprentissage de l’auto-construction citoyenne.

 

MS. – Que pensez-vous de l’usage aléatoire dont souffrent les deux notions étroitement liées à la Nouvelle Brachylogie : dialogue et conversation ?

 

¤¤¤ MM. – Vous avez raison de parler d’usage « aléatoire ». En effet, « dialogue » et « conversation » sont tantôt pris pour deux synonymes, tantôt pour deux termes distincts. Leur synonymie remonterait sans doute aux Dialogues de Platon. Avec tout de même une nuance : la conversation couvrant l’échange verbal oral, tandis que le dialogue désignerait la mimesis écrite de cet échange. C’est à ce titre qu’on parle de Platon comme le créateur du dialogue comme un genre littéraire, peinant jusqu’à aujourd’hui à s’affirmer comme tel. Ainsi, dans la bouche de Socrate, la conversation est essentielle : elle est chose grave, sérieuse et déterminante. Elle est à l’origine du langage. Bref, on ne badine pas avec la conversation !

Malheureusement, l’histoire du langage a banalisé la conversation au profit d’une autre idée du dialogue où on aurait oublié que son préfixe dia- signifie la transversalité et où on lui substituerait le préfixe di- avec son sens de dualité. Le dialogue devient alors un duel discursif où chacun essaie d’imposer sa force à l’autre, donc à le dominer et à l’assujettir à ses propres convictions. On se retrouve alors dans le contexte des joutes politiques qu’on voit et qu’on entend partout et qui nous ramènent aux sophistes et à leur logique de la persuasion, de la démagogie et de la manipulation. Donc à tout ce que contre quoi Socrate s’est dressé, au prix de sa vie.

 

 

MS. – Le long de notre recherche, nous avons été confronté à la problématique d’un « genre » à part, à savoir « l’entretien » qui, outre son aspect dialogal, se prête à la lecture brachylogique. Êtes-vous d’accord que l’entretien participe de ce que vous avez appelé « l’esprit de conversation » ?

 

¤¤¤ MM. – Vous savez, l’entretien a plusieurs sens et se présente sous des formes variées. Il serait d’abord un échange de propos, une communication orale, donc une conversation. Mais l’entretien est presque toujours commandé, même quand il relève de la catégorie de l’entretien non directif où, à partir d’un ou de plusieurs sujets préalablement entendus, un locuteur présente librement ses opinions et son témoignage. De par cette structure dialogale, mais non moins dialogique inévitablement, l’entretien nous ramène au préfixe di- et, peut-être, à ce pouvoir dialectique souvent implicite, donc plus pernicieux. D’une façon ou d’une autre, l’entretien n’est pas loin de l’interview et de se fait, il échappe difficilement au jeu des influences et des manipulations politiques qui commandent la plupart des lignes éditoriales et des stratégies des organes, en relation avec le pouvoir ou l’anti-pouvoir.

Néanmoins, l’entretien peut participer d’une pratique conversationnelle quand il s’intègre dans une pluralité d’opinions variées qui, plutôt que de s’affronter, chercheraient à s’éclairer les unes les autres.

 

MS. – Comment voyez-vous donc l’oralité ?

 

¤¤¤ MM. – Si vous parlez de l’oralité comme pratique langagière, il importe de souligner que la coprésence des interlocuteurs, l’oralité enrichie l’intercommunication et ajoute à l’intercompréhension. De ce point de vue, sa fonction brachylogique n’est pas négligeable puisqu’elle est étroitement liée à l’acte de conversation. Mais si vous parlez de l’oralité en tant que culture, c’est autrement important aussi. D’un côté, la richesse de la culture orale remet en question toute hiérarchie de valeur entre les deux modes d’expression langagière, l’oral et l’écrit. Ni genres ou modes mineurs ni genres ou modes majeurs, l’interaction remet tout à l’horizontale. La brachylogie générale peut s’investir amplement et richement dans ce domaine.

 

MS. – Nous voudrions bien vous demander votre vision de l’ironie au sein du concept d’autant que Jankélévitch y voit une « Brachylogie ».

 

¤¤¤ MM. – Oui, Jankélévitch dit que l’ironie est une brachylogie, par le biais de ce qu’il appelle « l’ironie interrogeante », en référence à Socrate et à la place et au rôle centraux que joue l’interrogation dans la dynamique de sa pensée. Il est vrai qu’en surface l’ironie peut passer pour une agression verbale ou gestuelle ; mais son effet dans la conscience de révision et d’interrogation est important pour l’introspection conçue comme une conversation interne. C’est à ce niveau qu’elle prend sa dimension brachylogique. Ce qui est important avec Jankélévitch, c’est que la brachylogie est dégagée du carcan procédural pour valoir comme une conscience d’interrogation et de remise en question des certitudes.  

 

MS. – Dans quelle mesure la brachylogie ferait-elle naître une « vraie philosophie soutenant une vision éthique et ontologique de la vie, et un nouveau mode dans les échanges et la communication favorisant la culture conversationnelle et une nouvelle manière démocratique du vivre-ensemble. », pour reprendre vos mots ?

 

¤¤¤ MM. – En fait, toutes les réponses déjà données convergeraient vers cette idée. Je peux cependant fournir une définition résumée que je reconduis souvent : « la Nouvelle Brachylogie est une pensée du monde dont le pilier central est l’esprit de conversation et l’idéal éthique est la démocratie de tous et non d’une simple majorité, une démocratie de la conversation et non de la démagogie, de l’éloquence et de la manipulation des foules par le pouvoir de la parole. En effet, la conversation a pour fondement l’équivalence de statut pour tous les interlocuteurs et l’égalité de droit pour tous à la conception et à la participation. De là la nécessité de revoir les connotations péjoratives de minorité, de petitesse et autres termes du même paradigme. De là aussi le besoin pour chacun de voir dans l’autre non celui qu’il faut convaincre à tout prix d’une idée arrêtée, mais un miroir à même de renvoyer à soi le sens de la (remise en) question de cette idée de départ et la conviction de la relativité des vérités. De là également l’intérêt pour la brièveté comme condition de bon déroulement de la conversation, de par le respect qu’elle impose dans l’interaction entre les interlocuteurs. »

 

MS. – Quoique le concept soit assez ancien, puisqu’il remonte à Socrate, la brachylogie ne semble-t-elle pas renaître de ses cendres pour servir le monde moderne et surtout s’investir dans une perspective interdisciplinaire, dans de nouveaux champs d’application, comme les sciences humaines, les arts et les sciences exactes, pour ne citer que ceux-ci?

 

¤¤¤ MM. – Il faudrait souligner que le terme même de brachylogie, même en tant que procédé de rhétorique, disparaissait petit à petit de certains dictionnaires et continue encore d’ailleurs. Que dire alors de sa perception comme une pensée socratique laissée à l’état embryonnaire, juste une notion n’ayant jamais accédé au statut de concept tout au long de son histoire. Il y eut des moments où certains penseurs et écrivains ont essayé de rendre justice au Socrate démocrate, dirions-nous aujourd’hui, mais sans un effet imposant. Pensons au moins à Montaigne, aux Lumières et à Karl Popper.

Or en tant que concept nouveau, ne cherchant nullement à renier ses racines, la brachylogie nous paraît trouver dans le monde moderne, avec son intelligence de plus en plus prodigieuses et ses désastres de plus en plus calamiteux, les conditions objectives de sa renaissance pour une nouvelle interrogation d’autres notions en crise comme la démocratie, le vivre-ensemble, l’égalité, le respect, etc. Bref tout ce qui a trait à l’organisation et à la gestion sociétale. Son apport est surtout de décloisonner les disciplines, les secteurs de connaissance et les critères d’évaluation, dans le sens de l’humilité et de l’interaction constructive. Au-delà, il y a son ouverture sur l’interrogation existentielle et sur l’humanité de l’homme.

 

MS. – De nos jours, on assigne de plus en plus un intérêt particulier à la brièveté, aux microstructures, à la minorité, à la petitesse et à la brièveté discursive, autant en littérature que dans la vie quotidienne. Ceci justifie-t-il davantage, ou autrement, le « retour de Socrate » ?

 

¤¤¤ MM. – Justement, l’intérêt du monde pour la brièveté, les microstructures et la petitesse gagneraient à s’inscrire dans la perspective des objectifs et des valeurs brachylogiques, sinon elles ne feraient qu’aggraver le désastre ambiant. Si la brièveté, pourtant très ancienne, cherche à se libérer du statut de minorité où elle a toujours été classée dans le monde des lettres, c’est parce qu’il y a un besoin de repenser la littérature dans son ensemble et les critères de son évaluation, de façon à ne pas s’y laisser embobiner par quelques figures de style ou des tournures rhétoriques et à y puiser les amorces intelligentes d’une interrogation continue sur l’être et le faire. Si les microstructures nous dévoilent de plus en plus des mystères vertigineux de leur nature, bien plus étonnants que ceux qu’on cherchent dans le macrocosme de l’univers et informant même de la méthodologie d’approche de ces derniers, ce serait plutôt pour nous donner conscience de l’absurdité de notre façon de caser la petitesse dans un autre statut de minorité et d’oublier que, l’échelle autrement considérée, c’est nous-mêmes qui serions bien plus petits que la petitesse même.

 

MS. – Et la démocratie finira-t-elle de facto par « revenir » ?

 

¤¤¤ MM. – Je ne sais pas si on peut parler de retour de la démocratie, même en pensant à la toute première démocratie athénienne qui, rappelons-le, a fini par condamner à mort Socrate, l’un de ses citoyens les plus intelligents et les plus pacifiques. Il faut croire que dans la pratique, il n’y a pas un modèle canonique de la démocratie, chaque état et chaque pouvoir conçoit sa démocratie à sa façon. Aujourd’hui encore, d’aucuns parlent de la crise de la démocratie représentative, comme si on avait, en pratique, une autre démocratie.

En vérité, la démocratie absolue est un idéal qui devrait animer l’ambition humaine de s’en rapprocher le plus possible. Or la voie vers cet idéal et jalonnée de principes de base qui ont pour noms : l’égalité citoyenne, l’esprit de conversation et l’implication de tous pour l’intérêt de tous.

L’homme n’a pas encore réussi à intérioriser, sincèrement et de façon indélébile, ces principes de base, et à les considérer comme des valeurs inaliénables, bien que tous les discours politiques en pullulent. C’est pour cela qu’il ne réussit pas encore une démocratie fiable et convaincante pour l’ensemble des citoyens. D’ailleurs réussirait-il une petite démocratie dans un pays qu’il est confronté à une logique internationale en rupture désharmonie ou en opposition avec elle.

L’humanité de l’homme est peut-être faite de ce duel entre la rhétorique et la brachylogie, entre l’autorité et la démocratie, entre l’être à soi et l’être à l’autre, entre le réalisme et l’idéalisme. Comme le premier paradigme a toujours le dessus dans ce duel, mieux vaut œuvrer à se placer du côté du second pour aider peut-être à une correction des choses.   

 

MS. – Vous affirmez souvent dans vos chroniques et articles que « la brachylogie ne saurait être une simple figure de rhétorique ; car la parole qui s’y exprime traduit une ʺmanièreʺ d’être et de voir, en d’autres termes, toute la conscience ontologique qui motive l’interrogation et l’expression et préside à leur construction ! La grande et éternelle question sur soi, sur l’autre, sur le monde, sur l’univers, ainsi que sur la vérité insaisissable de chacun d’eux. », Pouvez-vous nous éclaire sur la question de la vérité qui oscille, nous semble-t-il, entre la pluralité et le caractère relatif à toute individualité paradoxalement liée à la Cité ?

 

¤¤¤ MM. – Au centre de tout, il y bien sûr la question de la vérité. La grande malédiction réside peut-être dans le fait que chacun prend sa vérité pour La Vérité, avec un grand V. C’est cette confiscation de la notion de vérité qui justifie tous les abus et toutes les formes d’exploitation, de répression ou de dictature. Or le génie de Socrate, et sa grande humilité philosophique, c’est de s’être découvert dans la vérité de son ignorance, donc de toujours rester dans l’interrogation. C’est en cela que l’esprit de conversation est essentiel parce qu’il habilite l’individu à se poser des questions sur lui-même et sur ce qu’il tient pour vrai, chaque fois qu’il est en relation conversationnelle avec un autre, que celui-ci soit un être ou un objet. Etre en conversation continue avec soi et avec son environnement, dans l’interminable quête de la vérité, voilà un être authentique à même d’instruire la conscience d’humanité et de citoyenneté.

Une fois cette logique intériorisée par chacun, imaginons ce qui en découlerait en matière de conscience sociale et environnementale, en matière de gouvernance et de bonne gestion, en matière de partage des intelligences et des sentiments ! Nous n’aurions alors peut-être plus besoin de parler de démocratie car celle-ci existerait de fait. 

 

MS. – Serait-il pertinent de dire que ce qui justifierait le credo de la Nouvelle Brachylogie, ce serait : « Repenser du nouveau sur un concept antique », cela même qui permettrait de percevoir son cheminement philosophique préconisant l’intérêt pour le micro-structurel comme garant de l’implantation de l’esprit de conversation et comme une éthique conduisant à la démocratie ?

 

¤¤¤ MM. – C’est justement ce que je viens de dire. J’aimerais cependant rectifier un petit détail dans la citation que vous rappelez et qui a été ainsi donnée au tout début du lancement du concept. Mais très vite, elle est devenue : «« Repenser du nouveau sur une notion antique », étant donné que la notion de brachylogie n’avait pas acquis le statut de concept auparavant.

Comme vous le dites si bien, l’ambition de la Nouvelle Brachylogie est effectivement d’essayer de se faire adopter comme « cheminement philosophique » vers l’éthique de la démocratie. Elle pense trouver dans le fonctionnement des microstructures et dans l’enseignement à en tirer les fondements et la conduite de ce cheminement.

 

MS. – Permettez-moi, M. M’henni, de vous confier notre impression initiale à la découverte du concept : la Nouvelle Brachylogie nous a paru d’emblée accessible et loin d’être « mystérieuse » ou encore « hermétique », mais chemin faisant elle a commencé à mûrir pour donner lieu, ne serait-ce qu’à notre niveau, à une approche d’analyse, à une méthode d’interprétation, à un mode de vie, voire à une espèce de « spiritualité » qui procure ataraxie, ouverture tolérante et un vivre-ensemble désillusionné et on ne peut plus démystifiant tous ces « prisonniers enchaînés » dans la grotte des opinions communes et des vérités arrêtées, comme l’imagine la fable platonicienne. Comment recevez-vous une telle réaction « naïve » avant d’entamer ce parcours initiatique quasiment interminable ?

 

¤¤¤ MM. – Votre attitude est loin d’être une « réaction naïve », dans un quelconque sens péjoratif. Elle me paraît plutôt en plein dans l’esprit brachylogique qui ne se presse pas d’adhérer à une nouvelle idée, comme à une vérité totalement établie, et qui prend le temps de l’affronter intelligemment et de la confronter aux questions qui l’entourent. C’est vrai qu’à première vue on a l’impression de se découvrir « brachylogue » sans le savoir et de se rendre compte que la brachylogie est partout où l’homme est. Tout cela est peut-être vrai, mais tout cela ne vaut qu’à partir du moment où a pris le temps qu’il faut pour assimiler le concept et en toucher les points névralgiques des grandes interrogations.

 

Entretien réalisé par Mounir Serhani

(Université de Kénitra – Maroc, avril 2019)

[1] Serhani, Mounir, Poétique du fragment et pratique de la conversation : le cas de Cioran. « Pour une approche brachylogique ». Université Ibn Tofaïl. FLSH-Kénitra. CED : Lettres, arts, sciences humaines et sociales (Laboratoire DILILARTICE). Thèse de doctorat en littérature française, encadrée par Pr. Abderrahman Tenkoul. Année universitaire (2018-2019).

NDR.: Cet entretien est publié dans: M’henni, Mansour, Essais de Nouvelle Brachylogie, Tunis, Alyssa édition, 2021.

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