Trou-blanc: Eloge des calamités. Adam Fethi (Texte traduit)


Ce texte est la traduction française d’une version arabe écrite par le grand poète et l’ami Adam Fethi en 2006. Je m’étais donné alors le plaisir de la traduction (bien avant que je ne m’offre cet autre plaisir de traduire son excellent recueil Le Souffleur de verre aveugle) et je ne sais pourquoi l’envie me reprend, comme un impérieux besoin en ces temps de dures épreuves, de partager ce texte avec qui veut bien le lire et apprécier de nouveau son actualité… (Mansour M’henni) 

O Calamités ! Que fusent vos youyous pour ma mort annoncée ! Que fusent vos youyous dans mon sang déversé ! Que fusent vos youyous dans mes larmes blessées ! Que nulle honte ne vous fasse rougir devant mon humiliation ! Que nulle honte ne vous fasse rougir devant mon impuissance ! Que nulle honte ne vous affecte de voir mon descendant avant moi décéder ! Que nulle honte ne vous touche de voir mon ascendant – qui lavait l’étoile de mon retour – pleurer la disparition de l’étoile le soir puis anéantir ses larmes dans mes haillons et murmurer « Ne meurs pas mon enfant », et mourir lui-même ensuite, avec à la main la fleur de la fierté !

Nulle honte de ma terre !

Nulle honte de mon ciel !

J’ai plus connu les calamités que je n’ai connu mes femmes. A chaque calamité je leur demandais mon nom et elles chuchotaient le nom de leur ville. Autant de villes dans les rues desquelles j’ai des seuils qui ont la nostalgie de leurs douceurs, dans les maisons desquelles j’ai des amis dont je vois la fleur de la jeunesse dans leurs tresses à elles. Je rappelle alors les noms de leurs maris ; je distingue leurs cafés et du téléviseur, s’égoutte l’odeur de la poudre mêlée au sang, quand je les vois sous les bombes rassembler les lambeaux de leurs enfants. Et la tristesse serre mon cœur et me rompt l’échine, et je sens des coups dans la chair de ma chair et dans la douleur de ma douleur. Mais je ne détourne pas les yeux ; je me sens dans le devoir d’aller jusqu’au bout de cette impudence…Qu’y a-t-il O Calamités ? Qu’y a-t-il après Gaza ? Qu’y a-t-il après Bagdad ? Qu’y a-t-il après Qana ? Votre soif n’est-elle pas satisfaite ? N’en avez-vous assez ? N’avez-vous pas honte ?

N’avez-vous pitié des rendez-vous de nos vieux et des promesses de nos jeunes ?

O Calamités ! Que fusent alors vos youyous dans notre sang s’égouttant entre un ami qui nous a trahis et un ennemi qui nous a tirés, et que nulle honte ne vous prenne devant des femmes tournant leurs foulards de ce côté-ci, se pavanant dans leur deuil avec des ailes de prières, étreignant les jouets de leurs enfants qui ne sont plus, préparant leurs enfants qui sont restés pour rester fidèles au rêve et aux chansons ; ululant sans voix, au bout des chemins, enceintes à chaque morts, et me préparant le pain de l’âme pour que l’âme crie : Venez O Calamités et revenez ! Vous êtes plus petites que la force de la faiblesse en moi et plus petites que l’argument du rêve en moi, plus petites que moi et que mes aspirations !

Ne cherchez pas à savoir ce qui m’arrive, O Calamités!

Ne vous inquiétez pas de mon sang qui bat entre les lèvres de mes occupants !

J’ai plus savouré ces calamités que je n’ai savouré cette vie, et voici que ma petite vie témoigne des compagnons dont j’ai annoncé le deuil, des amis dont la blessure m’a enivré et grisé, des amours que j’ai pleurés, des étrangers sur l’exil desquels j’ai posé la tête avant de passer, des livres que j’ai fermés, des mirages que j’ai vus, des rêves qui m’ont brûlé à peine effleurés, des terres où j’ai assez erré pour avoir la nostalgie des odeurs de mon logis ; mais dès que j’y fus, la terre s’ouvrit et le logis fut englouti.

Ne croyez pas, Calamités, que vous en avez fini avec moi ! Ni que je sois fini.

J’ai plus connu de calamités que je n’ai eu d’envies, et voici que ma grande vie témoigne que je n’ai plus peur de vous. J’ai armé mon âme des restes des incendies d’Hiroshima, de Nakazaki, pour que mon âme supporte toute cette mort, et me voici oiseau, inconnu des légendes, traversant tous les monts, traversant tous les vaux ; et me voici oiseau, inconnu des chansons, secouant à chaque catastrophe les plumes de mes ailes des restes des villages et des restes des campagnes.

Soyez sûres, Calamités, que vous ne me briserez point, ni ne viendrez à bout de moi !

Et que vous ne consommerez pas mes munitions.

J’ai plus monté de calamités que je n’ai monté de chevaux ! Et que me voici, mon corps et mon outre, mes pas et mon bâton, mon viatique et ma cendre. Je sais que vous n’êtes pas seulement des guerres, ni des ouragans, ni des tremblements de terre. Je sais que vous êtes plus grandes que toute cette moisson, et plus dangereuses, et que vous êtes ma compagnie, O Calamités, depuis longtemps déjà, et que vous êtes le piège qui me guette à tout instant, en toute chose, en tout lieu. J’essaie en moi la liberté du rêve et le malheur m’y frappe. J’essaie en moi la chanson de l’enfant et le malheur m’y frappe. J’essaie les ailes du printemps et le repas pour toute bouche, et le malheur m’y atteint. J’essaie de faire de la terre les voiles qui me portent, j’essaie de faire des étoiles l’oreiller qui me repose, mais le malheur m’y rejoint. J’essaie par la poésie de corriger l’Histoire de ce pays, et de faire que, sur son sol, ses enfants sachent la différence entre le temps des chaînes et le temps des hommes ; mais le malheur m’y vient frapper. Qu’y a-t-il donc, Calamités ? Qu’y a-t-il après l’effusion du sang autorisé ? Et qu’y a-t-il après le bombardement de la question interdite et le bombardement de la question permise ? Et qu’y a-t-il après la brisure de l’aile et la détention du vent ? Et qu’y a-t-il après la prohibition de ma liberté de parler et de ma liberté d’aboyer ?

Votre soif n’est-elle pas satisfaite ? N’en avez-vous assez ? N’avez-vous pas honte ?

N’avez-vous pitié de mes blessures ?

Que fusent donc vos youyous dans les bris du soir et dans les débris du matin et que nulle honte ne vous affecte ! Que fusent vos youyous comme vous voudrez, là où vous voudrez ! Prenez le peu que je possède, si vous voulez ! J’ai peu de chose mais cela me suffit. Je suis le cœur de cette vie et l’âge des cœurs est beau. Je suis le cœur de cette vie, résistant pour ses douleurs à lui, résistant pour ses douleurs à elle. Et je suis le chien de cette vie et l’âge des chiens est long. Je suis le chien de cette vie, fidèle à ses rêves à lui, fidèle à ses rêves à elle. Je résisterai par la force du croc jusqu’à son usure ; je résisterai par la force de l’ongle jusqu’à son usure. Je résisterai par la griffade et le grattage, par la voix et le silence, par le poème et la prose, et je ne me repentirai que quand se repentiront les calamités.

 

J’ai l’espoir ferme. Je l’avais nourri du lait du désespoir. Il a mûri en bonne trempe et tenu ses promesses. Il a la peau dure, mon espoir ! Dansez donc, Calamités, au comble du malheur ! Envoyez la pluie d’été avec mon assassin et traînez l’Etranger dans mon logis ! Aimez-le et semez la discorde, tête contre tête ! Portez un toast à mes morts et trinquez verre contre verre ! Privez de leurs enfants les mères que vous voulez et tuez qui vous voulez, vous ne tuerez pas mon espoir.

 

Que fusent vos youyous dans mon sang, dans mes mots, et que nulle honte ne vous affecte !

O miennes calamités et calamités de ma mort !

Que fusent vos youyous et que vos pluies s’abattent où que vous vouliez, à la fin votre tribut me reviendra.

 

Traduit de l’arabe par Mansour M’henni  

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