Mansour M’henni, a été invité avec Ahmed Mahfoudh et Badreddine Ben Henda à une rencontre présidée par Hind Soudani, dans la 3ème édition de la Foire nationale du livre tunisien (17-27 juin 2021 à la Cité de la Culture) et consacrée à la littérature tunisienne de langue française. Il était prévu qu’un petit livre soir publié pour cette rencontre, comme ce fut le cas pour toutes les autres, mais la direction de la foire y a renoncé, pour des raisons qui leur sont propres. Chaque écrivain participant à cette rencontre et chaque poète ou poétesse invité(e) à donner lectures de poèmes de ses création avait répondu au devoir d’écrire un texte de 1000 mots pour cet opuscule avorté. Voici le texte qu’avait fourni Mansour M’henni pour la circonstance:
Petite histoire de mon expérience de création littéraire
Par Mansour M’henni
J’ai commencé à écrire à l’âge de treize ans et c’était dans la langue arabe, dans le genre poétique bien que mes lectures aient été essentiellement narratives : d’abord Kāmil al- Kīlānī, puis Jorji Zidan, Gibran Khalil Gibran, Mustafa Lutfi al-Manfaluti, certains textes de Tawfiq al-Hakim et de Taha Hussein. Il semble que Aboul-Qacem Echebbi d’abord, mais aussi Hafez Ibrahim, Elia Abou Madi, Ahmed Chawqi, etc. aient pris le dessus dans la détermination de mon orientation créatrice poétique, celle-ci s’étant consolidée, à mon âge de 15 et 16 ans par la poésie arabe classique d’Imruʾ al-Qays, Antara Ibn Chadded el’Absi, Tarafa Ibn Al‘Abd, Chanfara, Omar Ibn Abi Rabia, Jamil Buthayna, Al Mutanabbi, Abû Nuwâs, etc. C’est aussi à cet âge-ci que je me suis passionné pour l’écriture en français, sous l’influence du romantisme d’Alphonse de Lamartine et d’Alfred de Vigny particulièrement. Dans la foulée, je prenais un intérêt souligné pour la prose à travers divers textes, particulièrement ceux à portée existentielle : ceux de Kafka, de Sartre et surtout d’Albert Camus. Je ne saurais dire par ailleurs la part d’influence des romans-photos et des bandes dessinées dont j’avais dévoré les nombreux exemplaires disponibles et surtout celle du cinéma qui m’avait habité depuis le début des années soixante, parallèlement à la brève pratique théâtrale dans une équipe locale que j’avais initiée avec deux de mes concitoyens.
Renforcé par une assiduité à la lecture s’élargissant régulièrement à plusieurs genres et plusieurs sujets, dans les deux langues, mon besoin d’écriture a traversé avec moi l’étape de la volcanique adolescence et de ses tiraillements entre les différentes options universitaires, professionnelles, culturelles et politiques pour se fixer, au début des années soixante-dix, sur la langue française comme première langue de création, surtout que mon cursus universitaire s’est engagé dans cette langue, et sur la langue arabe comme langue du dilettantisme créatif. Et je me dois, pour cette décennie des années 70, de rendre un hommage particulier au supplément « Le Temps des jeunes » du journal Le temps, dirigé par Abdelkrim Kabous, qui a servi de vraie pépinière, alors, des jeunes écrivains tunisiens de langue française. Un autre hommage de reconnaissance est dû à certains de mes enseignants de l’époque, à l’Université de Tunis, pour leurs encouragements à la suite de leurs appréciations favorables à mes essais d’écriture. Je veux bien nommer au moins, feu M. Duneau, M. Lemaire, le grand balzacien, etc., et Samir Marzouki devenu depuis un ami et un complice dans cette littérature.
Jusqu’au début des années 90, je n’ai donc publié que des textes isolés dans certains journaux et mon premier recueil, Rosée, annoncé par le journal La Presse dans les années 80, ne sortira qu’à la fin de 1992 dans un opuscule de 46 pages et comprenant trente textes sélectionnés dans un ensemble de quelques centaines de gribouillages poétiques ne me paraissant pas avoir tous droit à un partage public. Je dois dire qu’à l’époque j’avais également un aussi petit recueil en langue arabe que quelques amis de la spécialité m’ont encouragé à publier, mais je ne me suis pas laissé convaincre de la faire jusqu’à aujourd’hui même avec d’autres textes qui s’y sont ajoutés ; c’est que je ne me sens pas encore porteur d’une innovation particulière qui justifierait la sortie publique de mes poèmes en langue arabe dont certains ont quand même été publiés dans des revues. Je dois dire également que j’avais, dans les années 90, des écrits narratifs en français, dans le genre court, que je ne voulais pas publier encore mais qu’un collègue aujourd’hui décédé, Moncef Nabli, spécialiste de Maupassant, a tenu à les voir publiés. C’est ce que j’ai fait dans le recueil La Récompense de Sinimmar.
Il importe peut-être de préciser que dans ces années 90, un noyau d’écrivains francophones s’est constitué autour du département de français de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sousse (Fredj Lahouar, Hafedh Djedidi, Mansour M’henni, Ridha Bourkhis, etc.), sans doute parallèlement, en émulation et en croisement avec le groupe d’écrivains de langue arabe surnommé « l’Ecole de Kairouan », parce que les écrivains de ce noyau francophone étaient en fait un noyau bilingue. A l’époque aussi, la presse francophone tunisienne a joué un rôle important dans la visibilité de ces dynamiques créatrices, notamment les pages littéraires de La Presse, et du Temps et le supplément « Livrenouveau » du journal Le Renouveau.
C’est donc dans cette mouvance de l’écriture francophone avec un amour partagé et un croisement heureux des deux langues et des deux cultures que s’inscrit ma littérature. Parlant de certains textes que je commençais en arabe et que je finissais en français, et inversement, j’ai dit une fois à la télévision qu’il en était comme pour un écrivain bilingue comme d’un bigame qui pouvait voir son désir provoqué par une partenaire et qui l’assouvissait avec l’autre. C’est que la relation d’écriture est une relation amoureuse et je rappelle souvent à ce propos la réponse de Samuel Beckett à la question « Pourquoi écrivez-vous en français ? », quand il a dit : « Parce que j’aime dire ça va, ça va, ça va », soulignant ainsi le plaisir quasi-sensuel du rapport à une langue d’écriture. Dès lors, l’écriture dans une langue autre est initiatrice d’une nouvelle poétique, une poétique du conversationnel linguistique, littéraire et culturel, pour un au-delà philosophique de l’être-ensemble en vue du meilleur vivre-ensemble.
Dès lors, mon œuvre créatrice s’est certes exprimée particulièrement dans le genre poétique, avec déjà sept recueil publiés en Tunisie et en France et des traductions en arabe (au Caire), en espagnol (au Costa Rica), en anglais (anthologie en Angleterre) et en italien (anthologie en Italie). Mais l’interrogation des genres littéraires s’est imposée comme centrale dans ma création littéraire en interaction avec mes travaux de chercheur et de critique en la matière. Ainsi, le recueil La Récompense de Sinimmar délibérément sous-titré « contes » était le signe déclencheur de cette investigation littéraire, au premier et au second degré, ayant trouvé certaines de ses variantes dans le récit L’Araignée et dans le roman La Nuit des mille et une nuits ou Le Roi des pendus. Le dernier titre publié dans ce genre, Brises et bruines (récits brefs derechef), reprend l’ensemble des textes courts, précédemment publiés dans des recueils de genres variés, ou des textes inédits, pour inviter à leur relecture du point de vue d’une remise en question des frontières et de l’échelle de valeur entre les genres. En fait une interrogation en relation étroite à un autre champ de mes préoccupations intellectuelles, celui de la pensée en général et celui du concept récemment initié, en 2012, la « Nouvelle Brachylogie ».
Ce qu’il importerait de souligner au terme de cette brève synthèse d’une expérience scripturaire à effets divers, c’est son ancrage dans une appartenance culturelle et civilisationnelle qui, pour être inaliénablement assumée, n’exclue nullement l’ouverture à l’altérité en termes conversationnels ni les échanges à tous points de vue enrichissants dans la perspective d’une révision des rapports de l’homme aux valeurs de l’humanité intelligente et solidaire, quitte à concevoir cela dans une entreprise de réédification de l’humanité de l’homme, voire de l’édification d’une nouvelle humanité.