Entretien exclusif avec l’écrivain tunisien Mansour M’HENNI, Prix Littéraire Kateb Yacine 2014
Entretien réalisé en 2014 par Marie GICQUEL pour une étude personnelle, et repris par le site www.tunisiefocus.com
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Entretien avec l’écrivain, universitaire et traducteur tunisien, Mansour M’HENNI, qui vient d’obtenir Le Prix Littéraire Kateb Yacine 2014 pour le roman de langue française, à Guelma (Algérie) lors du V° Forum international Kateb Yacine (15-18 janvier 2014).
Il est à rappeler que Mansour M’henni a publié entre 1992 et 2012, cinq recueils de poésie, un recueil de nouvelles, un récit et un roman, La Nuit des mille et une nuits ou Le Roi des pendus (2012), qui a obtenu le prix. Il a publié aussi quatre livres de critique littéraire et un essai sur la méditerranéité. Il a également traduit deux romans tunisiens de l’arabe vers le français.
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ML : Certains articles et médias annoncent que le genre de la fiction en Tunisie s’est fait écraser par l’essai politique ou historique qui est plus vendeur. Qu’en pensez-vous ?
MM : Si vous parler de la fiction classique, ou de la fiction pure, sans doute pouvez-vous conclure qu’elle occupe une place relativement réduite ; mais je ne sais si l’essai politique ou historique se vend mieux. Il faudrait une vraie enquête de terrain et une comparaison scientifique, chiffres à l’appui, pour tirer des conclusions fiables.
Il est cependant vrai que plusieurs écrivains tunisiens font le va-et-vient entre les deux genres. Par ailleurs, un pan important de la littérature tunisienne, dans les deux langues, se situe dans la convergence du narratif, du poétique et du commentatif.
M.G : Pendant la révolution en Tunisie avez-vous pensé à vous faire éditer à l’étranger ?
MM : Je vous avoue que, par principe, je tenais à publier dans mon pays, par soutien à l’édition nationale, malgré une défaillance structurelle flagrante du secteur. Même mon dernier roman, je l’ai publié en Tunisie, en 2012.
Mais maintenant, je constate que ce principe ne se défend pas beaucoup et je n’hésiterai pas à me faire publier à l’étranger dès que des conditions propices et des offres honnêtes me seront offertes.
M.G : Quel avenir pour la littérature tunisienne ? Et surtout pour le roman en Tunisie ?
MM : Je pense que la littérature tunisienne de langue arabe n’a rien à craindre de l’avenir. Je dirais même que ce dernier lui appartient, au vu des plumes qui poussent partout. Il faut juste restructurer l’édition et la diffusion, dans le respect des droits d’auteur. J’entends dire qu’une réforme va être faite dans ce sens par le nouveau gouvernement, ce serait une action très louable. N’empêche que la poésie restera peut-être dans un statut dominant même si, là, il faudra bien appliquer certaines règles de qualité. Toutefois, l’écriture narrative, au sens large, restera importante en rapport à un patrimoine culturel essentiel pour l’épanouissement de l’imaginaire arabe.
Quant à la littérature tunisienne de langue française, elle a démenti les fausses prophéties de ses fossoyeurs et je pense que c’est heureux, car cette littérature de langue française qui, en Algérie, a été une arme contre le colonialisme et pour la liberté, est aujourd’hui un facteur d’équilibrage favorable à la consolidation de la dynamique séculaire d’ouverture de la société tunisienne et au renforcement de son adhésion à la modernité. Elle conduit aujourd’hui un processus parallèle à celui de la littérature de langue arabe, avec des circuits de communication entre elles et une cohérence civilisationnelle digne de respect.
M.G : Est-ce que le genre fictionnel s’est inspiré des événements politiques de ces derniers temps ?
MM : Permettez-moi d’abord de signaler que mon roman primé joue justement de ce dédoublement (visible déjà dès le titre) de la politique mise en fiction, « fictionnée » si l’on peut se mettre ce néologisme qui ne vaut pas l’expression « mise en fiction », et de la fiction « politisable » (au sens de « lisible du point de vue politique ») plutôt que franchement politique.
Je crois que d’autres l’ont fait avant moi, je pense surtout à Fawzi Mellah, notamment dans Le Conclave des pleureuses et même dans Elissa la reine vagabonde. Mais la liste est longue.
Toutefois, il faut retenir l’idée que l’événement politique agit sur la fiction, quand il s’introduit dans son espace, mais ne lui ôte pas sa spécificité.
Pour ce qui est des événements les plus récents, liés à ce qu’on appelle « la révolution tunisienne » ou « le printemps arabe », je crois que plusieurs écrivains, et non des moindres pour certains, ont voulu sauter rapidement sur l’événement brut dans ce qu’il a de sensationnel, de pathétique ou d’excitant, pour des raisons éditoriales ou un positionnement d’une autre nature, confondant la fiction avec l’analyse ou l’essai politique, sans que cette rencontre soit productive de littérarité. Juste de qui être au centre de l’événement. D’ailleurs ces textes ont vite fait long feu.
M.G : Plus généralement est-ce que les événements politiques ont porté préjudice à l’édition tunisienne ?
MM : D’une manière ou d’une autre, l’impact du politique sur l’édition est inévitable. Mais l’événement politique, comme cela a été suggéré ci-dessus, sert certaines éditions et en avantage d’autres selon la nature même de l’événement et son impact socio-culturel. Par exemple, on ne peut pas ne pas souligner combien l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir en Tunisie a propulsé l’édition, et même la diffusion, de textes d’une certaine approche religieuse.
Les deux dernières éditions de la foire internationale du livre sont la concrétisation de cette démarche, intelligemment conduite sous la direction de responsables connus pour avoir été anti-nahdha.
En tout cas, on n’a pas fini de résoudre l’équation de la relation entre la culture et le pouvoir, l’édition constituant un volet de la question.