J’ai toujours pensé, sans doute comme d’autres, qu’il y a un grand flou, fortuit ou prémédité, autour des concepts que nous utilisons pour en faire les nerfs moteurs de notre gestion sociale, donc les instruments les plus utilisés de l’action politique. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai initié avec des amis l’association « Questions et Concepts d’Avenir » (QCA), avec l’espoir de la voir contribuer à la dynamique d’interrogation des concepts en circulation ou en perspective et des problèmes qui leur sont rattachés.
Dans ce flou de l’intelligence des concepts, c’est sans doute celui de « Démocratie » qui paraît le plus difficile à saisir, et pourtant le plus abusivement brandi à tout bout de champs comme un acquis sur lequel on ne sent le besoin de revenir que pour lui coller la part belle de nos idées et de nos arguments politiques dans la mouvance polémique de la lutte pour le pouvoir. Or l’espace d’une chronique s’adapterait mal à une interrogation approfondie de ce concept de grand usage et de grande gravité ; c’est pourquoi je me contenterai ici d’en évoquer un aspect soulevé lors d’une discussion dans une émission politique sur une radio privée de grande crédibilité.
L’invité de l’émission Politica, sur JawharaFm, est un jeune président d’un jeune parti politique, en l’occurrence Sarhan Nasri, président du parti l’Alliance pour la Tunisie, ayant trouvé enfin accueil fréquent auprès des médias grâce à un certain état d’esprit, nouveau peut-être, lié à la proclamation de l’état d’exception par le président de la République, le 25 juillet 2021. Ce parti, créé officiellement en mars 2019 en vue des élections législatives, s’est défini lui-même comme un parti des jeunes, appelés aujourd’hui à s’engager dans l’action politique pour diriger le pays.
Il y aurait sans doute à interroger longuement S. Nasri sur le nom choisi pour le parti : « Alliance pour la Tunisie », une reprise onomastique intégrale d’une structure initiée par Béji Caïed Essebsi en décembre 2012, officialisée en mars 2013 et dissoute en juin 2014, cinq mois avant les élections. Idéologiquement, les deux structures n’auraient pas grand-chose en commun ! Quelle pensée ayant donc présidé à cet emprunt ? Une question à discuter avec le président et porte-parole du nouveau parti, mais non dans ce cadre. Mon propos porterait plutôt sur le cachet de jeunesse qui est attribué à ce parti et qui est consigné dans ses textes fondateurs.
Au départ de sa fondation, en janvier 2019, son projet est ainsi défini : « Notre ambition est de rassembler tous les Tunisiens, toutes orientations et générations confondues, autour d’un projet national ambitieux et fort conduit par l’élite de la jeunesse tunisienne ». A la date de son officialisation, en mars 2019, il est souligné que son objectif est « l’édification d’un parti politique de jeunesse, pionnier, […] avec une vision réformiste constructive, au service de tous les Tunisiens sans distinction, et avec un but précis, “la troisième République” conduit par de nouvelles figures œuvrant pour l’intérêt supérieur de la Patrie ». On l’imagine bien, l’animateur de la séance n’a pas manqué de soulever la question du rattachement exclusif du parti à la jeunesse, ce que le jeune politicien a essayé d’éluder en disant que son parti était le parti de toutes les générations, y compris celles ayant plus de 50 ans, profitant tout de même d’une précision de son interlocuteur direct, une perche tendue, pour assigner à cette catégorie d’âge un rôle de conseil d’honneur, ou de sages peut-être, à supposer que la sagesse n’aille pas de pair avec l’action politique.
Ce qui serait à déduire des propos de S. Nasri, c’est que la nouveauté de son parti est de récupérer les non jeunes (adultes et vieux) par une sorte d’obligation à ces catégories d’âge d’abandonner leur destin entre les mains des jeunes ; ce qui serait en opposition à la vision politique classique qui récupérait les jeunes, par des citations soulignées dans les discours, tout en s’attribuant l’exclusivité de décider de leur destin. Est-ce à dire que la politique de ce jeune parti serait de prendre, simplement et bonnement, le contrepied du passé et de ses actants ? Ce serait mal poser, dès le départ, l’hypothèse d’un rassemblement de tous les Tunisiens dans ce projet, et peut-être expliquer les raisons d’une affluence par trop timide vers ce parti, malgré l’intense campagne médiatique de 2021.
C’est là d’ailleurs qu’une observation a retenu mon attention : le mot « Démocratie » est d’un emploi très rare dans les discours et les textes de l’Alliance pour la Tunisie et de son porte-parole. A peine relève-t-on, dans sa pétition du 24 juin 2021, revendiquée par ailleurs comme fondatrice de l’initiative présidentielle du 25 juillet 2021, l’expression faisant état de l’échec du gouvernement Méchichi à « dégager une vision purement nationale pour édifier un régime de pouvoir démocratique garantissant la bonne gouvernance et réalisant le développement, la justice, le confort, l’égalité et la bonne distribution des richesses disponibles entre les Tunisiens et les Tunisiennes ». Bref, une déclaration sonnant comme un déjà dit par d’autres voix !
Le risque est donc déjà grand de voir ce parti, comme d’autres, jouer la carte de la jeunesse comme un slogan politique contredisant foncièrement le principe de la démocratie participative qui n’exclut personne, ni de l’avis, ni de la proposition, ni de l’action, quelle que soit la catégorie d’âge, de sexe, d’ethnie, de société, de religion à laquelle il appartient. On évoquerait dans cet esprit le propos de François de Bernard dans son livre L’emblème démocratique : « La démocratie recèle cette vertu paradoxale que le jugement de la masse des citoyens ordinaires est supérieure à celui d’une “petite élite” – que la synthèse de leurs jugements individuellement erronés s’avère plus juste. Le grand nombre tend vers le juste, tandis que le petit nombre s’en éloigne, quelle que soit la valeur personnelle de ses membres ».
Cette loi du grand nombre est dite au centre de la vision de la démocratie adoptée par le président Kaïs Saïed. Attendons de la voir au concret et surtout de voir le mode de sa mise en pratique pour les résultats souhaités.
(Publié dans le journal Le Temps du 09-10-2021)