Pour une nouvelle culture francophone de la « Méditerranéité ». Par Mansour M’HENNI


XVIII° Sommet de la Francophonie (2022)

Village de la Francophonie

Table ronde du CERES autour de la thématique : 

Penser l’humain et traduire l’autre dans l’espace francophone”

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Pour une nouvelle culture francophone de la «Méditerranéité» 

Mansour M’henni

Professeur émérite (UTM), chercheur, écrivain, traducteur, chroniqueur

(Représentant l’Association Questions et Concepts d’Avenir en sa qualité de Président (&) fondateur de l’association en 2017)

 

 

Le mot « méditerranéité », bien que non intégré dans les dictionnaires communs et signalé comme incorrect par les contrôleurs d’orthographe des ordinateurs, est couramment en usage en tant que qualification d’appartenance ou de rattachement à l’espace de la Méditerranée, faisant ainsi fonction d’une forme substantivée de l’adjectif « méditerranéen », qui est consacré. On parlerait alors, à la limite de la correction, de la méditerranéité d’un pays : par exemple la méditerranéité de la France. Même quand la pensée a évolué vers une tendance à la conceptualisation d’une géostratégie liée au bassin méditerranéen, on a opté pour un élargissement du sens de « Méditerranée » de la dénomination à la désignation du concept y afférent.

Ce nonobstant, le concept de « méditerranéité » est abordé ou simplement évoqué en tant que tel dans des approches géographiques ou climatiques de la région de la Méditerranée. On citerait à ce propos une « Introduction à une théorie générale de la méditerranéité[i] » de Philippe DAGET, où ce dernier remonte les principaux travaux sur la question pour conclure à la possibilité de les réunir « dans une théorie de la méditerranéité [reposant] sur quatre principes généraux [dont] le premier, le principal, est le principe climatique ». Il affirme alors, impérativement et quasi-impérieusement, excluant toute autre définition, que « la méditerranéité est un phénomène essentiellement climatique et doit être analysé en termes physiques ».

Cette définition ne nous paraît pas pouvoir valoir dans les termes tranchants et tranchés qui lui sont donnés dans cette citation parce que la Méditerranéité, appuyée sur une majuscule si besoin est, vaut, à notre humble avis, un concept à même d’embrasser tous les aspects civilisationnels de la vie en société, et d’informer de l’éthique et de la pratique qui pourraient en faire une des sources d’inspiration d’une vision néo-humaniste du vivre-ensemble. Ainsi perçue de mon côté, elle a fait l’objet de plusieurs actions et d’un certain nombre d’articles entamés au milieu dans années 90 du XX° siècle en réaction à la Convention de Barcelone en 1995, et regroupés dans l’opuscule La Raison de méditerranéité[ii]. Toutefois, la conclusion de Ph. Daget reste intéressante pour notre propos parce qu’elle permet implicitement l’élargissement du concept de « La Méditerranéité » dans la perspective que nous avons cherché à lui donner, celle d’une transposition possible à d’autres espaces que le bassin de la Méditerranée, par analogie et par élargissement du champ de culture. En effet, partant des trois autres principes généraux de sa théorie (ceux de généralité, de synopsie et de particularisation altitudinale), dans leur interaction avec le premier, Ph. Daget affirme la thèse préconisant que « la méditerranéité est un phénomène majeur se situant au niveau planétaire ». De ce fait « il exclut les acceptions azonales, de nature géographique qui restreindrait la méditerranéité à un territoire plus ou moins vaste autour de la mer méditerranée, ou topographique qui la restreindrait aux zones de basse altitude ».

Pour ce qui concerne notre approche, c’est bien cet élargissement du concept de méditerranéité qui importe, mais pour une exploitation autre que seulement climatique, un investissement civilisationnel, fondé sur un état d’esprit et une façon d’être à soi et à l’autre. En effet, notre approche part de la Méditerranée comme un foyer privilégié de cet état d’esprit, de cet être sociétal qui serait la synthèse de la plus vieille histoire civilisationnelle de la notion de monde et qui pourrait, à la faveur d’une conscience rationalisée d’un vivre-ensemble néo-humaniste, présenter ou se présenter comme un modèle à travailler dans une logique de progrès centrée sur l’humanité de l’être humain et sur son inaliénable interaction avec son environnement modulé à plusieurs niveaux : local, régional, suprarégional, mondial, universel.

 

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Ces caractéristiques formelles du concept « La Méditerranéité » nous paraissent présenter des analogies intéressantes avec celles du concept « Francophonie ». Ce dernier, on le sait, est né d’une intention de géographie coloniale à la fin du XIX° s. (Onésime Reclus), donc dans un esprit centripète et de précellence de soi, tout comme la Méditerranée se prévalait d’être l’initiatrice de l’idée de monde et défendait sa légitimité d’en conduire le destin. A ce propos, on se souvient que l’écrivain africain Cheikh Hamidou Khane, en 1962, intégrant implicitement la Méditerranée dans la notion d’Occident, a reproché à ce dernier d’avoir « inventé le monde et de l’avoir mal réussi ». On se souvient également que lors de cette même décennie, l’idée de constitution de l’ACCT[iii] qui devait aboutir, bien plus tard, à l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), était mal perçue par la France et l’ACCT n’a vu le jour qu’en 1970 après une action menée parallèlement dans le secteur de l’enseignement[iv] et dans celui de la politique.

N’empêche que, comme le précise M-H. Fantar la Méditerranée « est un peu l’histoire de la terre, de la mer et des hommes[v] ».

 

Disons-le sans ambages, la francophonie française a tardé à se libérer de son idéologie et de ses réflexes coloniaux s’étendant à l’époque postcoloniale, tout comme d’ailleurs les anciens colonisés ont tardé, et tardent encore sans doute, à se libérer des souvenirs du passé et à s’appliquer à reconstruire l’avenir sur la base d’une nouvelle vision de l’Histoire. C’est en fait avec les années 90 que les esprits ont commencé, concrètement, à développer la pensée francophone dans l’esprit de ce dépassement historique et dans la recherche d’une solidarité reconnaissant l’altérité et respectant les différences. L’effet de cette pensée est clairement perceptible et l’OIF y est pour beaucoup, mais le chemin reste encore long et difficile jusqu’aux idéaux requis. C’est pourquoi la francophonie nous paraît appelée à s’ouvrir davantage aux autres langues avec une interaction productive tant sur le plan intellectuel et artistique que sur le plan des pratiques sociétales où l’échange dépasserait les notions d’exotisme, de sympathie condescendante et de charité chrétienne, pour d’autres valeurs, une autre éthique, celle du partage, de l’égalité de statut et de solidarité citoyenne, modulée du national à l’universel.

Et c’est de ce point de vue et pour de tels objectifs que la Méditerranéité nous paraît gagner à se concevoir comme une nouvelle vision du monde naissant des leçons du passé du bassin, de l’Histoire suprarégionale, des heurts et bonheurs des pays et des empires, pour édifier ce qu’il conviendrait d’appeler un néo-humanisme répondant aux nouvelles exigences du vivre-ensemble, dont une des données essentielles serait la considération environnementale. Ainsi seulement, grâce au concept de « La Méditerranéité », la Méditerranée vaudrait sa définition par Paul Valéry comme un « espace matriciel, une machine à faire de la civilisation[vi] ».

Pour ce faire, nous n’appellerions pas à une méditerranéité francophone, mais à une francophonie méditerranéenne à même de dépasser le cadre restreint d’une langue pour un plurilinguisme aussi large que possible, la traduction y aidant efficacement, et une interculturalité aussi interactive que possible. Le tout dans cette hospitalité généreuse à l’altérité, dans l’esprit que l’on rapprocherait de la notion de l’« aimance » telle que reprise et conceptualisée par le Marocain Abdelkébir Khatibi.

Un monde nouveau nous appelle, engageons son édification du meilleur que nous puissions, au moins pour les générations à venir de par notre devoir de faire ce qu’il faut, selon l’expression d’Albert Camus, même dans le désastre. Pour ce faire, la francophonie et la Méditerranéité, repensées à cet effet, constitueraient deux voies complémentaires pour essayer d’arriver à bon port.

Notes:

[i] Philippe Daget (1984), « Introduction à une théorie générale de la méditerranéité », Bulletin de la Société Botanique de France. Actualités Botaniques, 131: 2-4, 31-36, Lien vers cet article : https://doi.org/10.1080/01811789.1984.10826644

[ii] Mansour M’henni, La Raison de méditerranéité, (Préface de Gilbert Sinoué), Tunis, Maison Arabe du Livre, 2008. « La Raison de Méditerranéité [est à percevoir comme la] raison solide d’une diversalité non seulement supportable, mais surtout vécue dans l’épanouissement de la valeur de salidarité comme principe fondateur de la nouvelle humanité. » (p. 12)

[iii] initiée par la quatuor

[iv] Création d’une organisation des enseignants de français et création de l’AUF.

[v] Fantar,Mohamed Hassine, « Les bâtisseurs de la civilisation en Méditerranée », conférence à l’université du 9 avril, Tunis, le 20 octobre 1999.

[vi] (Cité in Confluences Méditerranée, n°42, Eté 2002, p. 65.)

 

 

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